Première partie
Il est triste, c’est tout !
Cet obscur bâtiment n'avait plus de clinique que le nom. Les vieux néons fatigués, dans le hall d'entrée, ne cessaient de clignoter, cette nuit encore, s’obstinant, envers et contre tous, à révéler, aux passants égarés, les murs décrépis, les infirmières fatigués. Tristes, usées, elles attendaient les rares clients qui échouaient dans ce navire destiné à s’échouer, tôt ou tard, dans quelque île du bout du monde. Car plus personne ne venait ici. Ou presque...
Dans un couloir sombre, au détour de quelques chariots fatigués et de lourdes machines oubliées, on put entendre, vers deux heures du matin, les cris affolés d'un nouveau-né. À l'intérieur de la salle de naissance numéro 1, une infirmière, penaude, attendait devant une femme qui tenait dans ses bras, l'air dégouté, un enfant aux cheveux bruns qui ne la quittait pas des yeux. Comme s’il sentait qu' il ne la verrait pas longtemps.
« Qu’il est moche ! Regarde-moi ça, c’est le nez de son père. Et en plus, il bave ! Enlevez-moi ça ! Je ne veux plus le voir!
— Madame, c’est votre fils !
— C’est pas mon fils, c’est celui de mon ex. Prenez-le, je vous dis, je n’en veux pas. Vous ne croyez pas que je vais m’en occuper toute seule quand même.
— Mais il a faim : il lui faut une tétée. Ou un biberon au moins...
— Le nourrir ? Pour qu’il grandisse ? Pour qu'il devienne comme son père, aussi idiot que lui? Ça va pas non ? Prenez-le, je vous dis !
— Alors, on vous amène un biberon si vous voulez mais nourrissez-le quand même !
— Non, non et non, reprenez-le, je ne ramène pas ça à la maison !
— Mais qu’est-ce que vous voulez en faire alors ? L'abandonner?
— Faites-en ce que vous voulez mais enlevez-moi ça de ma vue. Puisque je vous dis qu’il a le nez de son père !
— Qu’est-ce que j’en fais alors, Madame ?
— Mais ce que vous voulez ! Enlevez-le-moi !
La puéricultrice serra l’enfant contre elle et demanda :
— Comment voulez-vous l’appeler ?
— Je m’en fiche. Comme il vous plaira.
— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que je vous le ramène un peu plus tard, quand vous serez reposée ?
— Jamais ! » Cria la jeune mère qui, maintenant, écumait de rage.
L’infirmière se précipita hors de la chambre de peur que la mère ne change d’avis et attrape l’enfant pour le jeter par terre, contre un mur ou par la fenêtre. Son visage exprimait tant de fureur que, oui, tout était possible, même le pire…
Le lendemain, apaisée, elle se ravisa et demanda à voir l'enfant. Finalement, il n'était pas si moche, elle allait peut-être le garder... Elle verrait... Les infirmières, rassurés et soulagées, lui rendirent l'enfant.
« Merci. Pourquoi il pleure? Vous ne le nourrissez pas?
— Mais si, s'agaça l'infirmière. Il est triste, c'est tout! Qu'est-ce que vous croyez : ils ressentent tout... Ils n'ont pas particulièrement envie d'être abandonnés, c'est tout! Ne pût-elle s'empêcher de dire.
— Eh ben, je l'ai repris : il devrait être content! Alors : pourquoi il ne rit pas?
— Peut-être lui faites-vous peur...
— Tant mieux, comme ça, il s'approchera pas trop de moi... Et comment vous l'avez appelé?
— En fait, comme hier vous ne vouliez pas lui donner de prénom, nous avons choisi Daniel, le prénom du docteur qui vous a accouché. Mais, bien sûr, vous pouvez lui donner celui que vous voulez.
— Non, si vous aimez ce prénom... Enfin quand même, celui d'un docteur, franchement, quelle idée! "
Le jour suivant, quand sa mère vint voir le bébé, elle le lui montra puis lui annonça qu’il était gravement malade, que ça ne l’étonnait pas, que son ex, petite nature qu’il était, ne pouvait mettre au monde que des enfants handicapés. Sa mère qui prit le nouveau-né dans ses bras s’étonna : il avait pourtant l’air en pleine forme cet enfant.
« Regarde, lui répondit sa fille, la tâche, là. Regarde, elle cache une grosse tumeur. Il ne survivra pas. Ce n’est pas la peine de t’attacher, maman. N’espère même pas. Il est condamné, tu ne pourras plus le voir ! »
Sa mère commença à pleurer en entendant sa fille lui annoncer la mort certaine et si proche de son petit-fils. En larmes, elle l’embrassa tendrement sur tout son corps.
— C’est parce qu’il va mourir, que tu l’aimes tant ?
— J’ai beaucoup de peine, c’est tout. Il est si beau… Je vais y’aller Véronique, c’est trop dur. Tiens, prends-le. »
Elle reposa l’enfant dans les bras de sa mère et s’empressa de s’en aller sans même avoir pris le temps de fermer la porte. Véronique soupira et s’effondra, à son tour, en larmes. Dès que sa mère eut passé la porte, elle sonna l'infirmière. Celle-ci arriva minutes plus tard et, à peine entrée, se vit remettre le fardeau.
« C'est bon, j'en veux plus, vous pouvez le reprendre maintenant. »
L'infirmière, interloquée, se saisit de l'enfant. Celui-ci, qui était encore en train de regarder sa mère, se mit à hurler à pleins poumons. On l'entendit encore longtemps pleurer dans les couloirs de la clinique.
Une semaine plus tard, elle annonça à sa mère la mort de son fils, Daniel, des suites d’une longue maladie. Enfant unique d’une mère veuve depuis longtemps, elle n’avait personne d’autre à qui annoncer la nouvelle. Sa mère eut l’air de douter mais ne chercha pas à en savoir plus. Que sa fille ait été enceinte ne l’avait déjà pas plus enthousiasmé que ça. Alors si elle l’avait perdu, après tout c’était pas plus mal, finalement, surtout à dix-neuf ans.